Le Levain – Passage de la forge

Forge
La Forge

 

 

—Tu m’apprendrais à forger ?

Noël fut décontenancé par cette question à laquelle il ne s’était pas imaginé être confronté un jour. Vincent n’avait jamais fait preuve de la moindre curiosité à l’égard de son travail du métal, et le père se demanda bien quelle idée saugrenue parcourait encore une fois la cervelle de son fils. Qu’est-ce qu’il aurait bien pu lui apprendre de toute façon ? Il n’avait rien à lui transmettre, il n’en avait aucun envie. Et pour quoi faire ? Il ne s’était jamais opposé aux décisions de Vincent quant à ses choix d’orientation professionnelle, pour aussi farfelues qu’elles eussent pu lui paraître. Il l’avait même aidé financièrement à s’installer comme photographe, alors qu’il d’abandonnait l’enseignement. Lui, n’avait pas eu le choix. Ses parents avaient estimé qu’il ne pourrait pas faire d’études alors ils l’avaient poussé vers l’apprentissage. Il n’y avait plus de place en mécanique automobile, et ça lui aurait quand même plu d’être mécano. Par dépit, il avait pris serrurerie-métallerie. Il rêvait depuis gamin d’être aviateur.
— Tu n’as pas autre chose à faire que de toujours vouloir perdre ton temps ? A quoi ça va te servir ? objecta-t-il, passablement énervé.
— Je ne vais pas perdre mon temps si je le passe à apprendre de toi. Et puis qui sait ? Je pense que mon métier va devenir de plus en plus compliqué à l’avenir. Les commandes de portraits se font rares et je vends de moins en moins de photos dans les mariages. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, les gens s’en foutent d’avoir des photos de groupes, des souvenirs de famille. J’envisage sérieusement de faire autre chose.
— Ah ben voilà, autre chose ! Tu n’as déjà pas vraiment fini tes études, tu as laissé tomber quand tu étais prof d’anglais, et maintenant tu veux arrêter la photographie ?
Noël fut rapidement très agacé par cette discussion, et fit mine d’être occupé par ce qu’il était en train de faire. Ce qui était le cas, en fait. Vincent lui avait commandé un lit en fer forgé pour Valentine qui devait naître avant la fin du mois, et il était justement venu lui rendre visite pour le voir réaliser cette pièce.
Le père avait été somme toute enjoué par la demande de son fils, qui avait dessiné une ébauche de ce qu’il attendait de lui. Vincent lui avait toutefois laissé carte-blanche pour l’ornement, tant que c’était en métal et si possible en fer forgé. L’heureux futur grand-père s’était rapidement attelé à la tâche, trop heureux de fabriquer de ses mains le lit qui allait accueillir sa première petite-fille.
Le cadre en cornière, était déjà soudé. Chacun des quatre angles étaient faits de ronds pleins surmontés alternativement d’une pomme de pin et d’une pointe de lance, toutes en fer forgé. Le consciencieux patriarche en avait arrondi les piquants, à chaud, sous de puissants coups de marteau, pour que l’enfant à naître ne se blesse dans l’avenir. Il avait cintré les barreaux en gracieuses volutes, en forme de C, qu’il avait soudées en symétrie opposée, dos à dos. L’ensemble était massif, extrêmement lourd, mais de l’harmonie des formes et de la grâce des courbes mises en volume se dégageait une sensation de légèreté et de douceur qui ravissait le père comme le fils.

 

Vincent venait rarement voir son père travailler dans son atelier mais la remise en route exceptionnelle de la forge, qui n’était plus utilisée depuis des années, était une vraie occasion. Il avait d’ailleurs pris un de ses appareils photo ce jour-là pour immortaliser cette renaissance.
Alors que son père l’eût presque poussé pour se diriger d’un pas vif et décidé vers le fond de son atelier, il lui dégagea le chemin et le suivit en allumant son boitier. La forge était située dans un renfoncement du local, un demi-étage plus bas. L’endroit était très peu éclairé. Seul le halo orangé d’une vieille ampoule nue au plafond apportait un semblant de lumière dans cette pièce borgne. Les murs y étaient crasseux, noircis par la fumée âcre du charbon en combustion. Au fond, il jaillissait de l’âtre rougeoyant de petites flammes vives attisées par le râle d’une turbine fatiguée.
Ce cœur vivant respirait de nouveau et j’étais heureux, en cet espace hors du temps, qu’il puisse faire battre celui de mon père avec autant de passion.
— Il faut battre le fer tant qu’il est chaud, clama Noël en extirpant Vincent des pensées dans lesquelles il s’était soudainement perdu.
Il adorait forger, mais pour une raison étrange que personne ne comprenait, il ne forgeait que rarement. Il était pourtant assurément doué. Il était serrurier-métallier depuis plus de quarante ans. Quatre décennies qu’il découpait de la tôle, la pliait, la soudait. Des kilomètres de ronds et de plats étaient passés entre ses mains puissantes pour qu’il les cintre, les coude, les torsade. Entre son marteau et son enclume, le métal chauffé à rouge s’adoucissait et se laissait modeler. Vincent fut stupéfait de voir autant d’énergie surgir des bras de ce père si placide habituellement. Par des coups secs, précis et répétés, il martelait la matière dont il avait modifié l’état et voulait maintenant changer la forme. Notre père ne parlait pas, mais il exprimait avec force et vigueur, du plus profonds de son âme, la beauté d’un art millénaire presque oublié. Dans le même temps, il jaillit de notre mémoire inconsciente chauffée à blanc, les crépitements d’un passé immémorial dont les projections incandescentes ne cessent jamais de se consumer, rejetant leur histoire, leurs secrets et leurs douleurs, brulant à vif les chairs de ceux qui par malheur portent la charge de leur transmission.

Vincent fut soudain saisi par une puissante émotion qui lui imposa de figer le temps à travers une série de clichés. Son cœur à lui aussi se mit à battre intensément. Il lui sembla être possédé par une énergie intime, vitale et féconde, soufflée par cette inspiration qu’il croyait divine et qui animait parfois sa créativité. Il lui fallut rendre éternel ce subtile instant de grâce éphémère. Il trouva certainement ce jour-là, à travers son art, un moyen de communier avec notre père, et peut-être aussi, sans le savoir, avec moi.

S'abonner
M'avertir des
guest
15 Commentaires
plus récents
plus anciens plus de votes
Inline Feedbacks
View all comments
bérard

coquin la nouvelle.tu a un vrai don mtc
Régis avec cet extrd de ton furtur roman
et je connais bien le lac mais avec ton
objectif je le redécouvre .

Christine Varillon

Bonjour Regis, j’ai hâte de lire le roman! J’ai l’intuition qu’il traite d’idees Qui me passionnent depuis quelques temps! Merci et bonne continuation!

MatKO

Le sens apparaît sous tes mots. Vincent cherche, il va finir par se trouver…à moins qu’il ne se perde en lui. Amitiés,

cap

On sent qu’il y a du vécu dans ce texte. CAP

andré queyron

Photographe d’accord, pilote OK, « boulanger » sans aucun doute, mais alors à la lecture de ce passage on se demande si tu n’as pas été réellement forgeron! Superbe.
André

andré queyron

Je comprends mieux la précision de tes écrits…. Sans que se soit son métier, mon père aussi forgeait…

Mangeat D

Bonsoir Régis, trés bien cette intro….pour ce Roman..Je te souhaite autant de réussite que tes boulangerie….au plaisir de te lire;! et peut être un futur un vol en (avion ) pour nous commenter un peu de ton Roman
Bonne continuation ;; L’ami…Vivre ces rêves ou les retrouver …..C’est la vrais VIE
Cordialement…au plaisir pour une dédicace …. Amitié…..Danny69

J.P

Mon Très Cher Régis,
Tu ne finira jamais de m’étonner ! J’aime beaucoup partager ces moments avec toi.
Très amicalement.
JP